Ota Prouza

Au-dessus de l’entrelacement interminable

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prouza-portretPour que le monde puisse suffisamment s’étirer, il ne peut pas perdre son élasticité. Même le développement urbain doit être compressible, il doit se laisser tendre, courber, comprimer… Cela vaut au moins pour les dessins d’Ota Prouza où de telles lois s’appliquent à chaque forme.

Après tout, qu’est-ce que l’art brut si ce n’est l’empire de lois ayant trouvé d’inconditionnels exécuteurs dévoués ? Et Prouza fait partie de ceux dont nous pouvons éprouver l’oeuvre avec une complicité difficile à expliquer mais au même temps incontestable — « transpersonnelle » — qui « attribue » en même temps le thème et le style. Ce n’est rien de moins qu’un regard profond sur le monde – première approche créatrice, première vision de l’aménagement de tout ce qui est, et besoin irrépressible de s’inscrire dans tout ce qui prend forme.

Ota Prouza (1959) ne fait en principe rien de plus que d’élaborer et de modifier ses formules préférées : voies de circulations connectées les unes aux autres, carrefours et réseaux de voies, immeubles immenses inclinés obliquement, rectangles étroits de camions et de wagons. Mais ce qui est vraiment étonnant, c’est son style grâce auquel tout cela s’ajuste savamment selon un plan préétabli.

Soumission souple

Tout commence avec la façon dont chaque forme est légèrement allongée chez Prouza. Grâce à cela, elle s’enfonce naturellement dans l’effilé longitudinal de son environnement jusqu’à ce que toutes ces longueurs étirées se mettent réciproquement en mouvement — dans un long flux bouclé, qui nécessite de plus en plus de papier et qui s’étire vers un objectif interminable.

prouza-detailIl suffit de regarder comment cette élasticité exceptionnelle se manifeste dans cet ensemble. Déjà, les lignes de Prouza produisent elles-mêmes un effet d’élasticité. Elles changent leur épaisseur comme si elles s’étendaient ici et se détendaient ailleurs. Aux ressorts comprimés sont semblables tous ces faisceaux de mouvements parallèles, imaginés peut-être comme des passages ou des réseaux de voies, mais surtout maintenant un rythme – reflets projetés vers l’avant. En outre, les camions et les tramways doivent au besoin se plier avec souplesse, s’adaptent presque comme des insectes fins, habitués à se frayer un chemin à travers d’étroits passages.

Et ce qui est peut-être le plus étonnant, c’est que cette élasticité est également évidente dans les bâtiments et les grattes-ciels : bien que brisés à l’intérieur en petites facettes comme des cristaux, il n’y a pas de discontinuité quand ils sont poussés dans les interstices des routes. Au contraire, ils s’arrondissent dans un contour supplémentaires, ils se conforment aux besoins pour renforcer tout ce tissu des chemins tortueux.

Même la sinuosité la plus complexe ne révoque jamais la direction centrale. Tout est entraîné de plus en plus vers l’avant, étiré et accumulé comme de la pâte sous un laminoir.

Et ainsi ce qui est montré chez Ota Prouza provient d’une « perspective d’oiseau». Ce n’est pas un regard qui observe simplement d’en haut : le regard d’en-dessus exerce une pression.

L’accepter signifie se joindre à lui dans un raid inoffensif. Déjà les photographies aériennes des grandes villes, que Prouza recherchent dans les magazines, évoquent un certain sentiment de contrôle : le monde ci-dessous doit être soumis, même si ce n’est qu’en s’inclinant et en se courbant selon l’angle imposé. Cependant, Prouza n’est pas resté au stade des photographies : il ne le satisfait pas de simplement les découper et les coller dans un album. Il a besoin de les prolonger selon leur cheminement. Il a fait sien leur point de vue d’oiseau : tout ce qui se passe au-dessous de lui pourrait être modélisée sans restriction.

Formes de vie

prouza-lesikCe n’est vraiment pas une attaque qui est dans l’air : la civilisation chez Ota Prouza ne donne pas une impression d’anxiété ou de menace. Elle est plutôt rassurante, elle nous transmet presqu’un plaisir enfantin de voir que tout vit à sa propre façon.

Où on sent le plus la présence de la vue, c’est dans un des dessins de Prouza où l’on ne voit même pas la ville, mais seulement la forêt. Des troncs d’arbres y sont apparemment capturés à partir d’un angle supérieur à la hauteur des yeux de l’homme, pointant en diagonale à partir du haut, comme du point de vue des oiseaux qui y pénètrent à tout moment.

Pour ses autres paysages, Prouza n’a pas pris une telle distance : il ouvre plutôt des regards sans médiation dans la vie d’une petite partie du couvert forestier, dans la couronne de l’arbre, ou dans la brousse. Et bien que ces dessins ne représentent pas vraiment un gros recueil, ils équilibrent les sujets civilisationnels avec leurs homologues d’une manière étonnamment cohérente et homogène intérieurement.

Au final, apparaissent des questions inattendues.

Pourquoi dans les villes Prouza n’y a-t-il jamais ne serait-ce que l’illusion d’un habitant vivant, tandis qu’il en remplit ses forêts à ras bord ? Et pourquoi ce ne sont que les créatures ailées qui sont dotées de visages humains ? Il s’agit le plus souvent d’oiseaux, même si leurs visages ont une expression difficile à saisir, rigides, un peu comme des masques, qui fondent un bec pointu avec des yeux et un nez humains. Les plus semblables à l’homme sont étrangement des frelons dont l’auteur des dessins a une peur terrible mais auxquels il a ajouté un sourire amical.

Bien sûr, se retrouve ici un enchevêtrement des branches forestières et qui évoque une comparaison avec l’enchevêtrement des routes de Prouza. Les formes sont similaires, cependant, elles se propagent nettement plus doucement, les branches ne se frayent pas tellement vers l’avant. Contre ça, la vue sur les connexions routières de Prouza ne sont pas loin de la vision des faisceaux vasculaires des plantes dont l’expansion ne s’arrête certainement pas à la hauteur d’un homme. Voilà un autre type d’organisme, beaucoup plus incisif et vertigineux.

Systèmes circulatoires

Nous avons pris l’habitude d’assimiler les grandes villes modernes à un organisme, si bien que nous tenons par cette métaphore notre pensée sur les sentiers battus. Il sera difficile de retrouver depuis quand nous l’utilisons réellement, mais il est assez évident que sa naissance avait considérablement aidé le regard plongeant de l’homme : le regard de celui qui dresse une carte. En effet, la ramification des chemins sur les cartes est apparemment la même nature que la ramification des rivières, la ramification des plantes, la ramification de la circulation sanguine.

prouza-mestoJuste au moment où il avait besoin de décrire les principales routes de la ville à partir d’un point de vue élevé, Victor Hugo s’est servi dans son roman Notre-Dame de Paris d’images d’« artères », de « vaisseaux », de « faisceaux des rues ». Et quand des siècles avant lui Sénèque —dans les Questions naturelles — mentionne que les Anciens déjà désignaient les rivières comme des « veines » de l’eau, il a fait, entre autres, la preuve de la capacité à imaginer le flux d’eau en dessin adapté à l’échelle du corps humain.

C’est justement le dessin qui montre le mieux que ni la nature ni l’homme n’ont le choix s’ils veulent connecter ou transférer les choses entre elles. Par le rétrécissement, la fermeture et l’extension se crée une voie sans laquelle ne passe rien qui doive circuler rapidement, s’élargir et en même temps tenir en totalité. Et parce qu’on ne peut pas l’imaginer autrement, notre pensée ne peut donc généralement pas le prendre en compte.

Souvent, nous sommes surpris du fait que nous ne savons pas ce que nous avons nous-mêmes pressenti. Et l’avertissement arrive de la part des gens qui sont passé, pour une raison ou une autre, complétement à côté de nos suppositions.

Ota Prouza n’est pas intellectuellement adapte à suivre un raisonnement abstrait, et nous aurions difficilement pu lui expliquer pourquoi nous parlons régulièrement de la nécessité des « pouls » de la ville. Pourtant, lui aussi, lors de la visualisation de photographies aériennes, peut comprendre à sa façon que la civilisation dépend de façon cruciale des voies qui la croisent. Il sent bien l’importance de leurs traversées et la continuité. Et il est également conscient que sans bouger tout meurt.

Incarner les voies

J’imagine de quoi aurait l’air le travail de Prouza, par exemple à côté des dessins du mexicain Martin Ramirez (1895–1963), l’un des créateurs les plus respectés de l’art brut, qui, entre autres, montrait des trains circulant dans des tunnels étrangement bouclés et des réseaux de voies. Les deux artistes se compléteraient aussi par les rythmes de lignes parallèlement serrées.

prouza-vystavaLa conservatrice Ivana Brádková a eu la bonne intuition, après avoir découvert Ota Prouza dans l’établissement psychiatrique de Brtníky, de le mettre au côté des meilleurs artistes internationaux. Pour la première exposition Crossroads à Prague au Musée Montanelli, inaugurée en novembre 2015, elle a choisi avec Terezie Zemánková de mettre à côté de ses dessins sur bandes, des modèles des architectures fictives de Stefan Häfner de Francfort (né en 1959) et des dessins des bâtiments en étages du belge Marcel Schmitz (né en 1966).

De nombreuses caractéristiques communes, telles que les chaînes de minuscules fenêtres carrées, n’ont pas enlevé à Prouza son caractère unique et son urgence. Au contraire. Comme « cartographe » des réseaux de transports jamais vus, il a confirmé l’observation du théoricien Vincent Gill qui dit que, contrairement à la création artistique classique, les œuvres d’art brut s’ouvrent à notre compréhension principalement comme « des cartes, comme un ensemble de signes dessinés en saisissant en une plus grande ou plus petite échelle un ensemble ou une partie du territoire donné » (Terra incognita, texte dans le catalogue pragois Art brut, collection abcd, 2006). Il est curieux que Prouza ne connaissait ses « cartes » probablement que par des sections individuelles — il ne les a vues développées dans toute leur longueur (qui dans certains cas allait jusqu’à douze mètres) qu’à l’ouverture de l’exposition.

L’installation d’Ivana Brádková a fait ressortir une caractéristique de plus : bien que ses bandes de papier dépassent plusieurs fois la taille humaine, Prouza les dessine exactement à l’échelle humaine. Tout à coup, il n’a pas été difficile de réaliser comment toutes les lignes expressives et zigzag sillonnaient la peau humaine sous la forme de masque tribal rituel, désigné pour tirer et animer l’énergie intérieure.

La civilisation est ainsi reflétée par quelque chose de « non civilisé » : le regard du pays sauvage ; l’antique besoin humain d’imiter et d’enfiler sur soi-même ce qui est incompréhensiblement immense et puissant ; prendre dans ses propres veines le flux qui imprègne le monde.

 

Auteur: Jaromír Typlt, 2016
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Traduit par Marie Dudilieux et Guillaume BassetLa version originale a été publié dans le numéro 105 de la Revolver Revue en automne 2016
Photo Dan Krameš, Ivana Brádková et Šárka Dohnalová.

Museum Montanelli: Crossroads (English) – Ota Prouza (Deutsch).